Parcours

 

Mon parcours de recherche

 

Jean-Benoît Zimmermann, Directeur de Recherche CNRS.



1. Technologies de l'information et globalisation
2. Industries et territoires : une approche par la proximité
3. Économie d'interaction et réseaux 
4. Du logiciel libre aux communs

 

Mon parcours de recherche depuis le début de ma carrière a toujours combiné des aspects d’ordre plutôt théorique à des questions de nature plutôt appliquée, voire même à des préoccupations concrètes et opérationnelles, en réponse à des besoins de décideurs publics ou privés. De par ma formation, ma culture scientifique et mon goût personnel pour les questions techniques, j’ai d'abord orienté en grande partie mes travaux dans le champ de l’économie industrielle et de l’innovation et notamment dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Dans ce sens, je me suis efforcé de fonder les aspects conceptuels de mon travail de recherche en économie sur une réelle compréhension des dimensions technologiques des activités productives.

Dans un même ordre d’idées j’ai également toujours eu de fortes motivations pour enrichir ma réflexion par la confrontation avec d’autres disciplines scientifiques, notamment dans le domaine des sciences sociales : sociologie, géographie, histoire et droit, principalement, mais en privilégiant les interactions avec les spécialistes de ces disciplines, voire la production en commun plutôt que de prétendre les investir par moi-même.

Enfin mon souci de faire « coller » mes travaux théoriques et appliqués à la réalité du vécu des acteurs de l’économie et à leurs besoins en matière de décision m’a conduit à plusieurs reprises à déborder le strict cadre des sciences économiques, pour empiéter naturellement sur celui des sciences de gestion. Un tel élargissement m’a toujours semblé aller de soi, tant en ce qui concerne les travaux sur lesquels j’entends fonder mon propre travail de recherche, que relativement à la nature et aux débouchés de ma production scientifique. Le fait que n’existe pas au CNRS de cloisonnement institutionnel entre économie et gestion a par conséquent été pour moi un facteur favorable à une telle ouverture d’esprit.

Ceci étant, le déroulement de ma carrière a permis d'articuler plusieurs phases successives de travaux scientifiques, mais avec une continuité d'ensemble qui a fait que, si j'ai pu effectuer une certaine mobilité thématique, il n'y a pas eu de rupture et mieux encore, certains axes forts de mes recherches se sont prolongés et affermis au fil des années, comme garants de la cohérence globale de mes travaux.

 

1. Technologies de l'information et globalisation

 Dès 1978, avant même mon intégration au CNRS en 1982, j'ai participé aux travaux de recherche du CEREM, lequel s'est intégré ensuite dans la nouvelle structure du LAREA (Laboratoire de Recherche en Economie Appliquée, UM 31 du CNRS et de l'Université de Paris X - Nanterre).

J'ai construit à l'origine mon travail autour de deux axes thématiques complémentaires, au carrefour de l'économie industrielle et de l'économie internationale, en participant à des recherches parfois globales, parfois spécifiques.

Avec Michel Delapierre j'ai mené un ensemble important de travaux d'économie appliquée sur le domaine de l'industrie informatique et plus largement des technologies de l'information. Ces travaux se sont plus particulièrement appliqués à l'analyse des stratégies des firmes et des politiques des Etats, dans un contexte de globalisation des industries et de la technologie. De nombreux rapports, communications dans des colloques et articles scientifiques ont été produits dans ce cadre. Nous avons aussi été sollicités à de nombreuses reprises par des entreprises de l'industrie informatique ou de l'électronique pour des missions de conseil ou de formation de cadres.

Parallèlement et de manière complémentaire j'ai mené, avec Louis-André Gérard-Varet, une recherche à caractère plus théorique sur le concept de produit informatique qui a fourni un important support théorique à nos travaux sur l'industrie informatique. Bien que relativement anciens déjà et mal publiés, ces travaux se révèlent étonnement puissants et actuels dans l'analyse de l'évolution de la concurrence au sein de l'industrie du traitement de l'information. Ils continuent à être une référence théorique et conceptuelle que des chercheurs plus jeunes continuent d'utiliser dans leurs propres travaux.

Reconnus pour nos compétences et notre connaissance de ce domaine industriel, nous avons, Michel Delapierre et moi-même participé à des programmes de recherche plus vastes dans lesquels nous avons coopéré avec d'autres chercheurs spécialistes d'autres domaines industriels et technologiques.

 

Grappes technologiques et stratégies industrielles

En premier lieu, nous avons participé, dès l'origine, à un programme de recherche sur les « grappes technologiques », au sein d'un groupe de chercheurs, dénommé GEST, en provenance de plusieurs laboratoires et d'une société de conseil en stratégie (Euroconsult). Typiquement, le concept de grappes technologiques résulte du décloisonnement sectoriel des technologies, qui rend possible une pluralité de directions de valorisation, par un potentiel nouveau de combinaisons technologiques, en vue d'une large gamme d'applications. Il correspond de ce fait à une ouverture des possibles, organisée cependant autour d'axes structurants que constituent les « technologies génériques ». Ce groupe, soutenu par le CPE (Centre de Prospective et d'Evaluation) du Ministère de la Recherche et de l'Industrie a largement diffusé les résultats de ses travaux, dans le monde académique, mais aussi dans celui de l'industrie, notamment grâce à un colloque qui a vu une importante participation d'industriels, et à un ouvrage publié l'année suivante.

J'ai quant à moi continué d'approfondir cette notion de grappe sur le plan théorique par l'élaboration d'un modèle et d'une théorie générale que j'ai continué à développer, avec le concours de Louis-André Gérard-Varet sur la base de nos travaux théoriques précédents. Ces travaux ont abouti à une publication de synthèse dans le milieu des années 1990. J'en ai ensuite continué à enseigner les fondements à l'université, en France et à l'étranger (Espagne) et en écoles d'ingénieurs pendant de longues années.

 

Normalisation, propriété intellectuelle et standards

Ensuite, avec Michel Delapierre et Louis-André Gérard-Varet, nous nous sommes intéressés très tôt aux questions de normalisation et de standardisation (rapport BNI, Décembre 1980) à une époque où rares étaient les économistes qui s'intéressaient à ces questions. Nos travaux se sont d'abord focalisés sur la normalisation des réseaux informatiques qui allait représenter un enjeu fondamental mais encore mal perçu à ce moment (sans standards il n'y aurait jamais eu d'Internet ...). Nous avons abordé cette question sur le plan à la fois théorique et empirique et nous avons pu montrer comment la normalisation pouvait constituer un instrument particulièrement important de stratégie industrielle, à laquelle il convenait de sensibiliser les pouvoirs publics.

Plus tard, au GREQAM, j'ai eu la possibilité de continuer mes recherches sur la normalisation, notamment à travers une collaboration avec des juristes de l'IEP d'Aix-en-Provence, avec lesquels nous avons investi des thèmes comme : normalisation et compétitivité, harmonisation européenne, régulation publique versus privée, et leurs implications à l'interface des logiques économiques et juridiques. Dans le cadre du GDR "Economie Industrielle", je me suis également intéressé aux questions de propriété intellectuelle dans le domaine du logiciel et j'ai pu montrer comment la normalisation peut offrir un dépassement des limites du cadre institutionnel de la protection. Enfin j'ai coordonné au GREQAM un groupe de travail sur la question de la production-adoption de standards et la question connexe de la compatibilité. Ces travaux qui ont également donné lieu à l'encadrement de travaux d'étudiants, ont été menés en lien étroit avec l'AFNOR.

 

Alliances stratégiques inter-entreprises

Avec Michel Delapierre, dès 1985 et avec le soutien du Commissariat Général du Plan, nous avons initié un des tous premiers programmes de recherche sur les stratégies d'alliances inter-entreprises. Ces travaux, orientés au départ sur les stratégies d'alliance des groupes industriels européens, ont été menés en coordination avec plusieurs équipes spécialistes de différents secteurs industriels dont nous avons assuré la coordination. Ils se sont prolongés au delà de cette première étape, en englobant ensuite l'analyse des grands programmes de recherche européens et l'analyse des réseaux d'alliances. Ils ont nécessité un investissement à plusieurs niveaux, à la fois théorique, empirique (construction de bases de données originales inexistantes à l'époque) et méthodologique (développements d'outils spécifiques basés sur la théorie de graphes).

Ces travaux nous ont permis de nouer d'importantes relations avec des équipes ou des chercheurs travaillant sur des thèmes similaires, en France, en Europe et aux Etats-Unis.

 

Industrialisation et développement

Toujours avec Michel Delapierre, nous avons orienté une partie de nos efforts sur les questions relatives à l'informatique dans les pays en développement. Plus précisément, la question était celle de la définition et de la conduite de politiques informatiques (dans un entendement large, de l'utilisation jusqu'à l'éventuelle conception et la production), visant à concilier la satisfaction des besoins propres d'une structure économique et sociale, avec le caractère mondial de l'industrie, des technologies et des produits. Nous avons travaillé sur ces questions selon une problématique générale et de nombreuses études de cas (Chine, Inde, Argentine, Côte d'Ivoire, … ). J'ai acquis en la matière une compétence largement reconnue, qui m'a valu de participer à un nombre important de rencontres, publications, colloques et séminaires internationaux sur ces questions. J'ai également constitué un important réseau de relations sur ce thème, tant en France qu'à l'étranger (Algérie, Italie, Grande-Bretagne, Brésil, Argentine, Chili, Inde...).

Nous avons également pu contribuer, au milieu des années 1980, à un important programme de recherche, soutenu par le CNRS, au LAREA, consacré aux stratégies d'industrialisation dans les pays en développement et notamment les pays de développement intermédiaire. Ces travaux m'ont donné l'occasion de développer un volet théorique qui a jeté les premières bases du concept de « complexe industriel transnationalisé » sur lequel j'ai continué à investir jusqu'à ma soutenance d'HDR en 1993 et dans lequel j'ai pu rependre et approfondir mes premiers travaux sur la théorie de la dominance économique. Ils ont aussi contribué à fournir des fondements théoriques à mes travaux plus récents sur l'ancrage territorial et les clusters.

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 A partir de Octobre 1988, en réponse aux sollicitations de Alan Kirman et de Louis-André Gérard-Varet, j'ai rejoint à Marseille l'équipe du GREQAM (GREQE jusqu'en 1993) où j'ai défini et animé un programme de recherche en économie industrielle. Cette mobilité géographique s'est effectuée pour moi en préservant la continuité de mon travail de recherche. Elle n'en a pas moins été l'occasion de certains infléchissements thématiques afin de mettre à profit de nouvelles occasions de collaboration. Avec Bernard Morel, au carrefour de l'économie industrielle et de l'économie régionale-spatiale, puis avec Frédéric Rychen sur la thématique des clusters, d'un point de vue théorique et également appliqué au cas de la micro-électronique provençale. Avec Antoine Soubeyran sur certaines questions d'économie industrielle et avec Dominique Henriet en ce qui concerne l'économie des réseaux et des télécommunications, avec Jules Nyssen sur des questions d'économie de l'innovation et de stratégies de prix ... Dès la fin des années 1990, avec Alan Kirman, de retour de l'IUE de Florence, nous avons construit et animé pendant plus de 10 ans un collectif de recherche sur une approche interactionniste de l'économie.

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2. Industrie et territoires : une approche par la proximité

Mon implication dans ce champ de recherche est donc née avec le croisement de mes préoccupations plutôt d'ordre d'économie industrielle avec celles de chercheurs impliqués dans des problématiques d'économie régionale et spatiale, lors de mon arrivée au GREQAM à la fin des années 1980 – début des années 1990.

Avec Bernard Morel et Louis-André Gérard-Varet et à la demande de la Ville de Marseille, nous avons construit une problématique géo-stratégique pour Marseille, au carrefour des dynamiques européennes et méditerranéennes. Ces travaux ont été à l'origine de l'invention du concept d'Euroméditerranée qui a été et reste un moteur essentiel de la modernisation et de la dynamique économique et urbaine de Marseille. Ensuite avec Bernard Morel, nous avons contribué pendant une dizaine d'années aux travaux d'un « club de réflexion » sur l'Aire Métropolitaine Marseillaise, lequel a fonctionné comme un laboratoire d'idées dont la création toute récente de la Métropole Aix-Marseille-Provence représente enfin la consécration.

J'ai participé activement depuis 1993 à la naissance de ce qui est souvent désigné aujourd'hui comme l'« École Française de la Proximité ». Dans une période où fleurissaient les discours magnifiant le « local » et le « territoire » comme facteur vertueux du développement économique, l'objectif était de mieux comprendre pourquoi et dans quelles conditions la proximité spatiale peut être un facteur d'efficacité économique, dans la mesure où elle peut contribuer à une meilleure coordination des agents économiques. En d'autres termes, ne pas postuler le local mais identifier les conditions dans lesquels il constitue (ou ne constitue pas) un cadre favorable aux dynamiques économiques et en conceptualiser les fondements. Dans ce sens, les travaux du groupe « Dynamiques de Proximités » ont permis de montrer et de théoriser que la proximité spatiale, géographique, peut être un vecteur de coordination dans la mesure et dans la mesure seulement où elle s'accompagne d'autres formes de proximité, de nature non spatiale et désignées sous le vocable de « proximités organisées » . Ces proximités recouvrent l'idée que les agents sont porteurs de langages, de codes ou de règles communs ou poursuivent des objectifs communs.

Dans ce contexte, j'ai piloté plusieurs recherches collectives, notamment avec le soutien du Commissariat Général du Plan, sur la thématique des relations entre industrie et territoires, et les concepts de nomadisme et d'ancrage territorial que j'ai introduits et popularisés. Ces concepts ont été depuis largement repris par de nombreux auteurs, mais aussi dirigeants d'entreprise et responsables de politiques publiques. J'ai dirigé avec Bernard Pecqueur (Université Joseph Fourier, Grenoble) un ouvrage théorique de synthèse publié en 2004 et, outre mes publications personnelles sur cette thématique, j'ai participé à de nombreuses publications de ce collectif. J'ai mené, pour le compte du Comité des Régions de l'Union Européenne, une analyse de la problématique de la compétitivité européenne, dans laquelle ces questions de nomadisme et d'ancrage apportaient un contre-point théorique et opérationnel aux limites de l'approche en termes d'attractivité mise en place systématiquement par la Commission.

Avec Frédéric Rychen, j'ai mené d'importants travaux sur les clusters et notamment celui de la micro-électronique provençale, vis-à-vis duquel j'ai été longtemps reconnu comme le spécialiste économique. Puis nous avons coordonné, en tant que « guest-editors », un numéro spécial de la revue Regional Studies (Volume 42, Issue 6, 2008), pour lequel nous avons développé un travail théorique visant à reconsidérer la notion de cluster, notamment en ce qui concerne sa dimension spatiale. Nous mettons ici plus particulièrement l'accent sur deux concepts centraux que sont la « proximité temporaire » et celui de knowledge gatekeepers, qui jouent un rôle essentiel dans l'articulation de jeux de coordination de courte et de longue distance (au sens géographique du terme).

Enfin, pour aller plus loin encore sur ces questions, avec André Torre (DR-INRA) nous avons dirigé, en tant qu'éditeurs invités, un numéro spécial de la Revue d’Économie Industrielle sur le thème « Des clusters aux écosystèmes industriels locaux », paru fin 2015. Notre démarche vise à problématiser et illustrer la manière dont les systèmes industriels localisés, aujourd'hui le plus souvent dénommés « clusters », au-delà des aspects d'interactions locales et globales entre les acteurs, se doivent de plus en plus d'internaliser des dimensions contextuelles de proximité, aussi bien environnementales que sociétales.

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3. Économie d'interaction et réseaux

J'ai abordé cette thématique de recherche à partir de 1992, avant que se développe une littérature économique, immense aujourd'hui sur les réseaux sociaux. Mes préoccupations de départ étaient liées aux question de la diffusion de l'innovation dont les approches fondées sur les externalités de réseau avaient commencé à profondément transformer la vision. Toutefois les interactions en jeu dans ces externalités se voyaient modélisées hors de toute structure sociale ou au mieux, via des structures spatiales débouchant sur des approches de percolation ou de champs markoviens aléatoires. Il m'a alors semblé nécessaire de prendre plus finement en compte les aspects interindividuels des interactions sociales, lesquels devaient jouer un rôle crucial dans les décisions d'adoption relatives à un certain nombre de produits ou technologies, notamment lorsqu'il s'agit de produits communicants. J'ai développé un premier modèle théorique qui visait à préciser le rôle et la nature des structures topologiques de réseau dans des dynamiques économiques de ce type. La prise en compte de réseaux d'interactions s'apparentant à des réseaux d'influence sociale reposait sur des principes de modélisation très proches de ceux développés par les sociologues, qui avaient investi la modélisation des réseaux sociaux bien avant les économistes. Ils avançaient toutefois de nouvelles spécificités de par leur dimension économique.

Avec Alexandre Steyer (Université de Paris I) et avec le soutien de France Télécom, nous avons pu tester empiriquement le bien-fondé de cette approche en la validant empiriquement sur un certain nombre de terrains comme la diffusion du fax ou celle de la télévision par câble. Sur le plan théorique, nous avons montré que les phénomènes de diffusion sont entachés d'incertitude quant à leur issue et que cette incertitude est liée à la fois à la topologie du réseau et à la localisation sur celui-ci des agents innovateurs, c'est-à-dire de ceux par lesquels s'amorce le processus. En place du concept antérieur de seuil d'adoption dans les modèles sans structure, nous avons montré l'existence d'une frontière de transition, séparant les domaines de succès et d'échec de la diffusion et dont l'épaisseur, non nulle, dépend de l'entropie du réseau. Sur cette frontière, le succès ou l'échec de la diffusion dépend de la localisation des agents innovateurs.

Toujours avec Alexandre Steyer et avec Frédéric Deroïan, en thèse sous ma direction, nous avons entrepris d'approfondir les aspects théoriques du modèle, principalement en introduisant des principes d'évolution du réseau social, fondés sur un apprentissage relationnel des agents. Le réseau d'interaction, lieu d'effets de cumul d'influence (les changements d'état ne dépendent pas d'une seule relation interindividuelle mais des effets d'influence conjugués en provenance du voisinage d'un agent) s'apparente alors à un réseau de neurones dans lequel s'exerce l'influence synaptique et dans lequel nous avons introduit une dynamique d'apprentissage fondée sur la règle de Hebb, donc d'un principe d'homophilie. Ces aspects d'homophilie seront introduits beaucoup plus tard dans la littérature plus standard, notamment par Matt Jackson. Nous nous sommes alors intéressés à ces agents qui jouent un rôle de leaders sociaux et nous avons montré que ces agents sont produits par l'évolution de la structure du réseau, sans qu'ils soient nécessairement dotés de caractères spécifiques à l'origine. Dans le même temps ces structures apprenantes voient leur entropie diminuer de telle sorte que la taille des avalanches produites finit par suivre une distribution en loi de puissance.

D'un autre côté, avec Robin Cowan (MERIT – Univ. of Maastricht) et Nicolas Jonard (CNRS-CREA), nous avons étudié l'évolution de « réseaux d’innovation » issus de coopérations bilatérales dans lesquelles les agents mettent en commun leurs connaissances, en vue de la production de connaissances nouvelles. Dans un article publié dans Management Science, nous avons étudié la manière dont l'effet d'expérience dans le choix d'un partenaire conditionne la dynamique de formation du réseau, de manière différente selon que les agents fondent leur information sur leur encastrement relationnel (Uzzi et Lancaster, 2003) (l’information que je tire de mes propres expériences de coopération) ou sur leur encastrement structurel, au sens de Gulatti (1995) (l’information que je tire des expériences de coopération rapportées par mes propres partenaires).

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4. Du logiciel libre aux communs

Depuis plus de 15 ans enfin j'ai entrepris des travaux sur l'économie du « logiciel libre » aussi appelé logiciel « open source », dans la continuité de ceux que j'avais précédemment entrepris dans le champ de la propriété intellectuelle du logiciel. Ces travaux se sont plus particulièrement focalisés sur deux aspects. Le premier est relatif à la question des dynamiques d’incitation à la production de bien public que constitue le logiciel libre, notamment dans le contexte de son actuel virage marchand. Le second aspect est relatif à ce virage marchand et vise à préciser les conditions sous lesquelles un modèle de production fondé sur l'ouverture peut prétendre à une viabilité économique. Au delà du seul cas d’espèce que constitue le logiciel libre, ces travaux ont évidemment une portée plus générale, dans le contexte d’une économie fondée sur la connaissance.

Avec Dominique Foray (CNRS et UPF Lausanne) nous avons montré la pertinence de cette approche au regard des « bonnes propriétés » que l’on peut attendre d’un régime de propriété intellectuelle et comment les incitations individuelles sont présentes et au cœur du modèle pour en garantir la robustesse face aux comportements opportunistes, plus particulièrement dans un contexte d'ouverture au monde marchand. Avec Sylvie Thoron (GREQAM) nous avons étudié les motivations des développeurs à travers un modèle analysant l'impact des effets d'apprentissage par interaction sur la distribution des contributions au développement d'un projet de libre entendu comme un bien public. Avec Nicolas Jullien nous avons étudié les stratégies des acteurs commerciaux impliqués dans le monde du FLOSS (Free, Libre and Open Source Software), stratégies qui s'avèrent contrastées, tant dans leurs motivations premières que dans les attitudes concrètes en termes d'adoption et de contribution au développement des projets logiciels. Ces variations, que l'on peut observer selon les segments d'activité des acteurs concernés (de la production d'ordinateurs et de produits techniques aux outils logiciels et services informatiques) sont bien entendu fortement conditionnées par les modalités de la concurrence qui régissent chacun de ces segments. Toutefois, nous montrons que les deux facteurs explicatifs principaux de cette hétérogénéité sont à rechercher d'une part dans la place du logiciel dans la structure des compétences de l'entreprise et d'autre part dans les caractéristiques de l'utilisateur dominant sur les marchés concernés.

Bien entendu ces travaux, relatifs à un phénomène remarquable comme le logiciel libre, ont une portée économique bien au delà des technologies de l’information, dans la mesure où ils peuvent permettre de comprendre comment la mutualisation des connaissances et la coopération peuvent fonder une alternative à la monopolisation dans des domaines intensifs en connaissance. Dans cette perspective je me suis investi dans un projet ANR « PROPICE », visant à analyser comment une approche en termes de biens communs peut offrir une réponse aux impasses résultant d'un exclusivisme croissant des régimes de propriété intellectuelle. Dans ce cadre j'ai plus particulièrement développé des travaux relatifs à l'industrie du médicament et à l'industrie musicale.

Avec Fabienne Orsi (IRD) nous avons étudié la construction du marché des combinaisons thérapeutiques à base d'artémisinine (CTA) dans le domaine des anti-paludéens qui, face à la montée des résistances aux monothérapies, sont devenues, au début des années 2000, le golden standard de la lutte contre le paludisme à plasmodium falciparum. En raison de la nécessité de substituer ces thérapies aux anciens médicaments et compte-tenu du prix énormément plus élevé des CTA, l'OMS s'est posé en prescripteur global, édictant d'un côté des recommandations de politique sanitaire en direction des pays endémiques et organisant, de l'autre, une filière de production mondiale. Nous avons analysé la déconnexion inhérente à ce modèle de gouvernance, entre les niveaux national et mondial et les conséquences qui en découlent quant à la situation sanitaire des pays impaludés. ….

Avec Steve Bazen et Laurence Bouvard (GREQAM), nous avons étudié les comportements des musiciens à l'égard des licences Creative Commons, sur la plate-forme en ligne Jamendo de téléchargement légal et gratuit de musique. Nous avons travaillé à partir d'une enquête originale sur un échantillon de 767 artistes (musiciens individuels ou groupes) membres de Jamendo. Notre but était d'identifier aussi précisément que possible les caractéristiques de ces artistes et le type de licence CC qu'ils choisissent, afin de mieux comprendre les motifs de leurs choix. Pour aller plus loin, la question est celle du modèle d'affaires de Jamendo du point de vue des artistes. Est-ce que Jamendo ne représente pas tout simplement une excellente occasion pour les amateurs de donner de la visibilité à leur musique et de gagner un public? Ou est-ce que Jamendo est également capable d'attirer des artistes professionnels, pour lesquels tirer un revenu de leur activité artistique est essentiel? Pour le dire autrement, la question sous-jacente est de savoir si des plates-formes comme Jamendo constituent un possible modèle alternatif ou complémentaire à celui du star système pour le futur de l'industrie musicale.

Avec Ekaterina Melnik, dans un papier intitulé « The We and the I », nous avons développé un modèle sur le fonctionnement économique des associations à but non lucratif. Différents équilibres sont mis en évidence lesquels correspondent à différents modes de formation d'associations et sont confrontés à la littérature empirique disponible. L'apport de ce travail est double. D'une part nous introduisons le concept de qualité subjective comme source possible d'incitation à la contribution. Le modèle met en évidence l'importance de retours non monétaires et de différenciation (notamment en termes de revenus) au sein des participants pour le bon fonctionnement des associations. D'autre part nous introduisons, dans les jeux de contribution, une distinction à la Bacarach-Sudgen entre deux modes de rationalité, respectivement « I-frame » et « We-frame » qui discriminent la manière dont les individus prennent en compte les comportements des autres. L'introduction du « team reasoning » comme alternative à la prise de décision d'individus isolés capables d'anticipations rationnelles ouvre des perspectives intéressantes pour comprendre pourquoi les niveaux de contribution dans les jeux réels sont systématiquement plus élevés que les niveaux théoriques des équilibres de Nash.

Avec Jacques Garnier, nous avons étudié comment l'accroissement des inégalités, qui accompagne la globalisation de l'économie, prend une tournure socio-spatiale de plus en plus marquée. La conséquence en est une différenciation croissante du territoire, à toutes les échelles, depuis les régions jusqu'aux territoires micro-locaux que constitue l'échelle des quartiers ou des cités. Cette situation qui voit en retour les limites d'un modèle d'Etat-Providence appliquant localement des règles conçues à l'échelle nationale, entraîne un sentiment d'abandon de la part des habitants qui se heurtent à l'incapacité croissante des infrastructures et des services publics à répondre à leurs besoins, en termes de sécurité, d'éducation, de santé ... Dans ces conditions, entre l'anomie qui conduit à la révolte individuelle et la débrouille, émergent des initiatives "par le bas" qui visent à pallier l'absence de réponse des pouvoirs publics aux besoins spécifiques des habitants. Comme une troisième voie, entre Etat et marché, ces initiatives s'organisent sous la forme de communs que nous dénommons "communs sociaux" et qui manifestent la volonté des citoyens de reprendre en mains leur destin. Bien sûr de telles initiatives ne devraient pas conduire à un retrait des pouvoirs publics, mais elles doivent au contraire interroger sur les moyens appropriés à mettre en œuvre pour soutenir et accompagner ces dynamiques sociales d'un genre nouveau et qui, contrairement aux mouvements solidaristes qui ont vu le jour à la fin du 19ème et début du 20ème siècle, n'émanent pas ou peu de stratégies de mouvements ou partis politiques.

Enfin, j'ai entrepris d'écrire et de publier un ouvrage de synthèse sur la question des communs car, à ma connaissance et malgré la vaste littérature qui s'est développée autour du sujet, il n'en existait pas. Or à travers mon expérience de réflexion et de débat, tant dans le milieu académique qu'avec des militants concernés, mais aussi avec des citoyens intéressés par ce sujet, j'ai réalisé qu'existait un vrai besoin de clarification du concept et de compréhension de ses fondements théoriques. La crise du Covid a d'ailleurs donné l'exemple de nombreuses initiatives de solidarité qui s’apparentent à des formes de communs, souvent innovantes, qu'elles s'en réclament ou non. Ce livre, publié aux éditions Libre et Solidaire fin 2020, s'adresse par conséquent à un public large chercheurs, enseignants et étudiants, militants et citoyens.

Depuis, je continue à approfondir les aspects tant théoriques que pratiques du concept, à réfléchir sur ses implications et les perspectives ouvertes et à clarifier les rapports entre le bien commun, les biens communs et les communs que je définis comme un mode d'action collective et solidaire autour d'une ressource partagée par les membres d'une communauté, dans l'intérêt  de chacun et pour veiller à la durabilité de la ressource. Toujours passionné par les questions de l'innovation et explicitement sollicité à ce sujet par des collègues (Réseau de Recherche sur l'Innovation, AIMS, Mosaic...), j'ai continué à réfléchir sur le rapport entre commun et innovation, publié quelques articles de blogs et participé comme conférencier invité à différents colloques ou séminaires. J'ai également co-dirigé un numéro spécial de la revue Terminal sur le thème des communs numériques (voir mes rubriques "Productions" et "Entretiens et conférences en ligne").

 

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Uzzi B. and Lancaster R. (2003), “Relational Embededness and Learning: The case of Bank Loan Managers and Their Clients”, Management Science, Vol.49, n°4, 383-399.

Gulati, R. (1995), “Social structure and alliance formation patterns: A longitudinal analysis”, Administrative Science Quarterly, 40, 619-652